Les auteurs de théâtre élisabéthain

En 80 ans, le métier de dramaturge va passer de la confidentialité des halls des universités à la reconnaissance et à l’approbation croissantes du public, puis se soumettra à un parti et à une classe, avant de disparaître pour près de deux décennies au début des années 1640. Les premiers auteurs sont des universitaires ; l’écriture dramatique n’est souvent pour eux qu’une activité secondaire, et leur statut social et leur situation financière n’en sont guère affectés. Les premiers dramaturges professionnels, qui ne tirent leurs revenus que de leurs productions littéraires, ont du mal à sortir de la pauvreté et mènent une vie difficile sans grande considération. Puis des auteurs à succès, comme Heywood, Shakespeare et Jonson, qui deviennent actionnaires de la troupe ou copropriétaires du théâtre pour lesquels ils travaillent, atteignent rapidement l’aisance financière et gagnent une reconnaissance sociale toute nouvelle. Ils montrent la voie à des gentlemen, comme Fletcher et Beaumont, ou à des lords très riches, comme Berkeley et Cavendish, qui ne craignent plus de déchoir en écrivant pour le théâtre.

Les premiers auteurs
On connaît peu de choses des dramaturges des deux premières décennies du règne d’Élisabeth. Les rares noms qui ont échappé à l’oubli sont liés à une université ou à une Inn of Court. Certains, comme Gager, n’ont écrit que des œuvres en latin, tandis que d’autres, comme Preston (La Vie de Cambyse, roi de Perse) ou Norton et Sackville (Gorboduc), ont fourni les premières véritables pièces de théâtre écrites en anglais.

À cette même époque, apparaît un groupe très distinctif de dramaturges, qui sont les responsables des enfants de la Chapelle et d’autres compagnies d’enfants de chœur, qui jouent devant la reine. Ces hommes, tels Richard Edwards, Sebastian Westcott ou Richard Farrant, sont des musiciens, des professeurs et des auteurs dramatiques. Sous leur direction, ces groupes d’enfants s’organisent en troupes d’acteurs, qui vont jouer, chanter et danser dans divers théâtres, ainsi que divertir la reine.

Un des successeurs de ces directeurs de troupe est John Lyly, un dramaturge élisabéthain, qui a une place à part, entre autres parce que son répertoire n’est pas destiné aux classes populaires. Après l’université, il acquiert ses premiers succès grâce à des nouvelles. Il dirige pendant quelques mois la troupe enfantine du comte d’Oxford et il fait jouer plusieurs de ses pièces, comme Campaspe, par les enfants de la Chapelle et les enfants de Paul. Il utilise rarement les vers, mais ses drames, inspirés par une légende, sont bien construits et possèdent un ton précieux et discrètement érotique qui lui est propre et qui inspirera d’autres auteurs, comme Thomas Lodge.

Les beaux esprits de l’université
Lyly appartient aussi à un groupe d’auteurs appelés les « university wits », qui sont passés par Oxford ou Cambridge en y obtenant leurs B.A. (Bachelor of Arts) et M.A. (Master of Arts). Parmi ceux-ci on peut citer Peele, Marlowe, Greene, Lodge, Watson et Nashe. Ils partagent beaucoup de points communs : ils sont tous issus au mieux de la classe moyenne, mais leur parcours universitaire leur permet de choisir une carrière littéraire. En plus d’œuvres dramatiques, ils écrivent des nouvelles, des pamphlets et des poèmes. Ils ont tous commencé à travailler pour le théâtre entre 1587 et 1593, et, en quête de renom, ils se retrouvent à mener à Londres une difficile vie de bohème, dépendant des libraires et des théâtres pour survivre.

Sur ce plan, la vie de Greene est caractéristique. Il commence à écrire alors qu’il est encore étudiant à Cambridge. Il produit une grande quantité d’ouvrages : histoires d’amour, contes moraux, pastoraux, arcadiens, précieux, aventures de fils prodigue, pièces de théâtre, essais. En général dans ses œuvres, il prévoit la possibilité, en cas de succès du livre, d’y greffer une seconde partie. Mais malgré cette intense activité littéraire, il vit de manière misérable et dissolue, et meurt prématurément à 35 ans.

Marlowe adopte un style de vie semblable, mais encore plus tumultueux et romanesque, et il connaît également une fin précoce à 25 ans dans une rixe ou un assassinat. Ses quelques pièces, Tamburlaine en particulier, ont cependant révolutionné le théâtre et ont popularisé la tragédie en vers blancs (non rimés), stimulant les auteurs contemporains à l’imiter. C’est lui qui a véritablement introduit et imposé en la maîtrisant cette forme de vers, typique du drame élisabéthain, sans l’avoir lui-même inventé. Personne n’avait encore entendu résonner de la sorte la langue anglaise, et Greene reprochera à Shakespeare débutant, qui, étant autodidacte, n’appartient pas au clan des university wits, de vouloir s’emparer de cette nouveauté poétique, le traitant de « jeune corbeau arrogant, embelli par nos propres plumes, […] qui présume pouvoir faire ronfler le vers blanc aussi bien que les meilleurs d’entre nous ».

La mort de Greene (1592) et de Marlowe (1593) marque la fin des university wits.

Relations avec les troupes théâtralesromeo
En plus des troupes enfantines, des troupes de comédiens adultes se constituent, ce qui accroît la demande de pièces nouvelles. Mais si quelques dramaturges travaillent de façon régulière avec une troupe en particulier, beaucoup d’autres, incités par les succès de Greene, de Marlowe et de Peele, composent leurs pièces sans établir de relations pérennes avec les acteurs, et leurs noms demeureront probablement inconnus à jamais. Pourtant la demande est énorme, car on dépasse rarement six représentations par titre, et même si des pièces anciennes sont également reprises, les troupes recherchent en permanence des intrigues neuves.

Par exemple, la troupe de l’Amiral met en scène tous les ans une vingtaine de pièces nouvelles, qui sont écrites en grande partie par une demi-douzaine de dramaturges, travaillant souvent en collaboration et dans la hâte. Les troupes préfèrent s’adresser à des professionnels rompus à l’écriture dramatique, qui connaissent leur style de jeu et qui seront capables, même sous la pression, de leur fournir leur dernier acte à temps.

Le livre de compte, couvrant la période 1597-1600, de Philip Henslowe, directeur de théâtres a été retrouvé au XVIIIe siècle. Il fournit des informations détaillées sur la manière de rémunérer les auteurs pendant cette période. Le prix habituel d’une pièce de théâtre est alors de 6 £, à partager entre les différents auteurs en cas de collaboration. Ce prix descend parfois à 5 £, mais les dernières années ce prix peut monter à 8 £, exceptionnellement à 10 £ 10 shillings pour le Patient Grissel (1599) de Dekker, Chettle, et Haughton. La valeur d’une pièce continuera à croître, puisqu’en 1613, près de 15 ans plus tard, Brome obtient pour l’une d’elles 20 £ en menaçant qu’une autre compagnie lui en propose 25. L’inflation sur ce laps de temps n’explique pas une telle multiplication du prix108.

Sur présentation d’un manuscrit, Henslowe fait à l’auteur une avance à valoir sur le prix total si la pièce n’est pas encore terminée. À titre de garantie, Henslowe conserve une portion du manuscrit, qui sera remise à un autre auteur si le premier est défaillant. Une fois cette transaction faite, l’auteur perd tous ses droits sur son œuvre, le directeur du théâtre ou de la troupe devient le seul propriétaire du manuscrit. Il est le seul à pouvoir décider de le publier, mais il n’y est rarement favorable, craignant que la pièce soit reprise par d’autres compagnies si l’ouvrage était édité. Néanmoins, les années passant, il semble que les auteurs, petit à petit, obtiennent un « surplus » en cas de succès de la pièce. Mais les premières années, les sommes payées ne sont pas suffisantes pour épargner aux auteurs la pauvreté et les dettes. Cette situation est favorable à Henslowe ; elle lui permet de garder sous son contrôle un groupe d’auteurs dociles et disponibles, car endettés par les menues avances qu’il leur octroie parcimonieusement.

Les auteurs-acteurs
Les acteurs, quant à eux, sont payés en fonction des recettes, et il s’avère que ce traitement est généralement plus favorable financièrement que la rémunération fixe à la pièce accordée aux auteurs. Aussi certains dramaturges cumulent les deux fonctions. Généralement, ce sont des acteurs qui se mettent à l’écriture, comme Armin ou Wilson, et sans doute aussi comme Shakespeare. À l’inverse, Heywood commence comme auteur dès 1594, puis devient aussi acteur à partir de 1598. Pendant 25 ans au moins, il remplit ces deux emplois, et lorsqu’il prend sa retraite d’acteur, il continue à écrire jusqu’à sa mort, revendiquant dans la préface de son English Traveler avoir participé de près ou de loin à 220 pièces.

Shakespeare

Shakespeare est le premier auteur à acquérir rapidement, grâce au théâtre, une aisance financière lui permettant d’offrir à son père des armoiries, et de prendre sa retraite à moins de 50 ans. On sait qu’il fait aussi l’acteur, mais il doit principalement sa fortune à sa plume, et non à son jeu sur scène. Quand son nom apparaît la première fois à l’occasion d’une représentation, aux côtés de Burbage et de William Kempe, il le doit à la reconnaissance de son talent de dramaturge, vital pour la troupe, et non à sa réputation d’acteur, en rien comparable à celles des deux grands comédiens qui lui sont associés.

À partir de 1594, Shakespeare n’écrit que pour la troupe de lord Chamberlain, rebaptisée en 1603 la troupe du roi. Nous ne connaissons pas les modalités de ses rétributions comme dramaturge, mais il serait absurde de penser qu’elles sont semblables à celles versées par Henslowe à ses auteurs. Il devait sans doute exister une sorte de contrat d’exclusivité, par lequel Shakespeare s’engageait à n’écrire que pour sa compagnie, et devait recevoir en retour une indemnité compensatrice. En 1598, il devient copropriétaire du théâtre du Globe, puis du Blackfriars Theatre et il partage en plus avec les autres copropriétaires les bénéfices des spectacles.

Il semble écrire avec une grande régularité, en moyenne deux pièces par an, 37 pièces en 20 ans, presque toutes sans collaborateurs. Toutefois, on ne pense pas qu’il subisse une quelconque exigence de productivité, que d’autres compagnies imposent à leurs auteurs, comme à Dekker et à Heywood, sa troupe étant trop consciente de la haute valeur marchande de chacune de ses productions. Aucun autre dramaturge anglais n’a travaillé dans des conditions aussi favorables, et le professeur Brander Matthews les compare avec celles que connaîtra plus tard Molière.

Ère jacobéenne
Après les exemples de Shakespeare et de Heywood, l’attirance pour l’écriture dramatique s’accroît sensiblement, en même temps que s’améliore le statut littéraire, social et financier des auteurs. Un groupe de brillants dramaturges se constitue, comptant entre autres Chapman, Jonson, Middleton et Marston.

La carrière de Jonson illustre cette évolution. D’humble origine et, à l’inverse des university wits, sans formation universitaire, il se fait d’abord soldat en Flandre, et pour tromper l’ennui, il tue un ennemi, un Espagnol, en combat singulier. Au théâtre, il débute comme acteur, puis comme auteur pour Henslowe. Mais bientôt la faveur de la cour royale lui permet de s’affranchir de cet imprésario. Pendant cinq années, il n’écrit plus pour les théâtres publics, abandonnant la « scène détestée », selon son expression, pour se consacrer principalement aux masques que lui commande la cour et qui sont bien mieux payés (50 £ chacun). Mais un conflit avec Inigo Jones, responsable de la scénographie et des décors, et la disgrâce de la cour le forcent à revenir vers les théâtres publics, mais il ne se départ pas de l’arrogance envers le public qu’il avait affichée auparavant. Il garde aussi une liberté de style, qui lui vaut d’être emprisonné à au moins trois reprises, risquant une fois d’avoir le nez et les oreilles coupés pour s’être moqué de courtisans proches du roi dans sa pièce Cap à l’est !. Ami de Shakespeare, fréquentant les grands de la cour, et entouré de disciples plus jeunes, il règne alors sur le monde des lettres. Il meurt cependant criblé de dettes, mais un monument funéraire est érigé à sa mémoire.

Un autre auteur, Fletcher, fils d’un des évêques favoris de la reine Élisabeth, commence par écrire des pièces pour la troupe du roi avec Beaumont, un ami gentilhomme. Quand ce dernier cesse d’écrire en 1612, Fletcher s’associe avec Shakespeare, et ils écrivent sans doute en collaboration Henri VIII et Les Deux Nobles Cousins. Quand Shakespeare décide de prendre sa retraite, Fletcher prend sa succession au théâtre du Globe, et il fournit à la troupe du roi une moyenne de quatre pièces par an jusqu’à sa mort de la peste en 1625. On ne connaît pas les liens d’affaires entre lui et la troupe. Il n’est ni un acteur, ni un actionnaire, ni un copropriétaire du théâtre, comme l’était Shakespeare. On est néanmoins quasiment sûr qu’il reçoit plus d’argent pour chaque pièce qu’aucun autre dramaturge du moment, car il n’écrit pas autre chose, pas même de masques, n’a aucun mécène, ne détient aucune charge officielle à la cour, et ne connaît pourtant apparemment pas la pauvreté des premiers dramaturges.lear

Les dernières décennies
L’écriture dramatique attire une foule hétérogène d’écrivains motivés par l’espoir de gain d’argent, de renommée ou de faveur royale. On y trouve des courtisans (Killigrew, Carlell), des universitaires, des juristes, des poètes (Massinger, Shirley, Suckling), des prêcheurs (Thomas Goffe, Cartwright), des soldats (Marmion), d’anciens domestiques (Brome) et même un bandit repenti (Clavell).

Mais les principales compagnies théâtrales disposent déjà de répertoires importants, composés d’œuvres de Ford, de Beaumont et Fletcher, de Shakespeare, de Jonson, et une grande partie des représentations consiste alors en des reprises de ces pièces. En conséquence, la demande en pièces nouvelles, qui avait flambé quelques décennies auparavant, se réduit considérablement, et la tendance est alors, aussi bien parmi les écrivains confirmés que chez les amateurs, de copier les anciens maîtres. On écrit des pièces à la manière de Jonson, de Fletcher ou de Shakespeare, afin de plaire au public et surtout à la cour.

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