A l’occasion de la sortie imminente de notre nouveau jeu, voici une petite (ou longue) interview de son auteur…
Reporter d’Ystari : Bonjour Dominique. Peux-tu te présenter succinctement ?
Dominique Bodin : 42 ans et enseignant en collège, mon goût pour le jeu de société est né avec la lecture adolescent de la (mythique) revue de la fin des années 80 « Jeux et Stratégie ». Pour la première fois le jeu de société ressortait d’une création de l’esprit, comme un livre ou un film (deux autres de mes vifs centres d’intérêt), et il pouvait même faire l’objet d’une critique réfléchie, avec des critères précis. De plus, les jeux proposés au sein même de la revue offraient un niveau et un type de règles très éloignés de ce que l’on trouvait alors dans le commerce grand public.
Et déjà, bien entendu, je m’essayais à créer mes propres jeux… sans grand succès il faut bien le dire !
Si j’ai moins joué par la suite pendant quelques années (études, goût plus orienté vers le cinéma, et peu touché côté jeux par la vague « Magic »), c’est avec les « Colons de Catane » au milieu des années 90, puis mon arrivée sur Paris et ma rencontre avec, entre autres, le fondateur d’YSTARI Cyril DEMAEGD et tous ceux qui allaient devenir des amis proches (et par ailleurs constituer notre équipe de testeurs) que l’idée et le goût de créer des jeux m’est revenue. Suivre de près également au fil des années le développement de la plupart des jeux de la gamme YSTARI a été, on l’imagine, très stimulant.
J’ai alors collaboré à la mise en place d’un « Prix du Jeu de L’Année », persuadé que la mise en avant des auteurs de jeux de société pourrait, pour un public français, modifier la perception de ceux-ci ; et enfin, sur l’enthousiasme conjugué de Matthieu d’EPENOUX (Cocktail Games) et de Cyril DEMAEGD, mon premier jeu, « On the Dot » (« Vitrail » à l’époque), a paru.
Comment résumer le type de jeu qu’est Witness ?
Au départ WITNESS se voulait être un jeu de déduction avant tout, du fait de mon goût pour ce type de jeux, et, plus généralement, pour la littérature dite du « roman à énigme » ou « whodunit », ainsi que pour les films policiers.
J’ai longtemps travaillé en vain sur d’autres projets de jeux de déduction, et la création d’un générateur d’énigmes policières reste pour moi un « graal » ludique si l’on peut dire ! Il s’est trouvé que, même s’il reste avant tout un jeu de déduction, WITNESS s’est révélé être aussi un jeu de communication assez… original disons.
Alors résumer le jeu ? Disons que WITNESS c’est à la fois un « Mémory » à plusieurs bien dense, un pur jeu par équipe, un « party game » aussi, car c’est un jeu de communication original avec ses chuchotements, et enfin, un « solide » jeu de déduction pour tous les détectives en herbe… Ça va comme résumé ?
Qu’est-ce qui t’a inspiré cette création ?
Au départ j’avais deux éléments en tête : d’une part la vague description lue sur internet, et dont je gardais un souvenir confus, d’un jeu par équipes de deux sur le thème de la cryptographie ; et, d’autre part, le fait que j’aime assez l’idée qu’au centre d’un jeu de société il y ait ce que l’on pourrait appeler une « interaction sociale » qui a fait ses preuves par ailleurs dans la « vraie vie » (comme le troc pour les « Colons de Catane », le mime, les enchères, etc.).
J’ai donc mis au point un premier prototype, « Crypto », où, en gros, chaque joueur était détenteur d’une règle de cryptage de message secret et tentait de percer le code des autres joueurs en faisant circuler de petits papiers autour de la table avec des mots peu à peu cryptés par ses adversaires… Mais, comme pour la plupart des prototypes, l’idée qui paraît si séduisante sur le papier s’avère bien peu convaincante dans la pratique ! (Comme un « fantôme » d’ailleurs de ce premier prototype, une des histoires de WITNESS, « Esprit Cryptique », est un clin d’œil à ce premier projet)
« Crypto » a donc rejoint la multitude d’autres prototypes qui n’ont jamais abouti à quoi que ce soit de satisfaisant.
Puis tout s’est débloqué très précisément dans un train, au sortir d’une soirée au salon du jeu de société d’ESSEN, en compagnie de Thomas CAUET, le chef de projet d’YSTARI (auteur d’affaires pour « Sherlock Holmes Détective Conseil » et co-auteur de « Néfertiti »), de William ATTIA (qu’on ne présente plus : « Spyrium », « Djam », « Tai Chi Chuan » entre autres) et sa compagne. Cette dernière, alors que je venais de décrire mon projet abandonné de « Crypto », nous raconta alors un quiproquo intervenu dans son travail auquel précisément ma description de « Crypto » venait de lui faire songer.
Son anecdote a été pour moi le déclic ; j’ai compris mon erreur : j’avais bâti mon jeu sur des règles rigides de « déformation » pourrait-on dire de l’information d’un joueur à son voisin (règles de cryptage de message codé), alors que si j’optais pour des informations susceptibles d’engendrer d’elles-mêmes suffisamment de confusions entre les joueurs, et que je transformais mon jeu en jeu coopératif, il pourrait peut-être en ressortir quelques chose… Une nuit blanche plus tard et après une foule de petites notes, le principe de WITNESS était là et les quatre ou cinq premières énigmes aussi. L’idée de placer la « rumeur » disons (« interaction sociale » si l’en est) au cœur du jeu m’a immédiatement séduit.
Combien de temps ce jeu t’a-t-il pris ?
Trop ! Beaucoup trop ! Je ne compte plus le nombre d’heures sachant qu’en gros il m’a fallu réécrire le jeu disons, au bas mot, trois fois entièrement !
En un sens tout est allé très vite, puisque le premier prototype de WITNESS date d’octobre 2010 et le premier test de l’été suivant (et un peu moins de quatre ans de développement jusqu’à la parution c’est somme toute très, très court dans mon expérience pour un jeu de société) … et c’est précisément le fou rire qui a suivi ce premier test qui a immédiatement convaincu Cyril DEMAEGD de monter le projet.
Sauf que je me trouvais dès lors dans la curieuse position d’avoir un jeu en passe d’être édité… mais qui n’existait pas encore à proprement parler, puisque le prototype de WITNESS à l’époque ne comptait qu’une petite dizaine d’énigmes (dont une seule d’ailleurs est en définitive présente dans le jeu final).
Le travail d’écriture a donc commencé, avec un cahier des charges drastique imposé par YSTARI : pas deux énigmes identiques ! Du coup, chaque énigme devenait une sorte de prototype en soi. Et ces énigmes se devaient donc de reposer sur des principes très différents. Ce choix de l’équipe d’YSTARI (certes ardu du point de vue de l’auteur) se justifiait entièrement par le fait que WITNESS est une sorte d' »happening » qui plonge quatre joueurs dans un défi collectif de mémorisation et de déduction intense : il fallait donc offrir aux joueurs des expériences les plus variées possibles d’une partie à l’autre.
En tant qu’auteur, seul, je serais sans doute allé vers plus de facilité en déclinant quelques principes de base. Aussi, contrairement aux idées reçues, un éditeur, même s’il ne vous fait pas toujours plaisir, vous « cornaque » en définitive par son regard extérieur vers ce qui est en général les bons choix. J’en avais fait souvent l’expérience en contribuant au développement des jeux des autres, et là j’en faisais l’expérience dans le rôle de l’auteur cette fois.
Suite aux tests très nombreux, au choix de la licence, ainsi qu’aux nombreuses énigmes écartées (férule impitoyable certes, mais ô combien salutaire donc d’un éditeur !), le travail de réécriture a été, très, très important… trop important pour que je compte le temps que j’y ai consacré ! Et sans l’enthousiasme continu de toute l’équipe d’YSTARI et le travail éditorial mené par Thomas CAUET sur les énigmes, j’aurais bien été à la peine ! Leur enthousiasme, autant que leurs critiques acérées (les deux, j’insiste, également importants), ont été l’aiguillon indispensable et continu pour mener le projet à son terme.
Souvent un développement de jeu se fait de loin en loin, au fil des idées qui vont et viennent : là le développement a été relativement continu, voire assez intense à certaines périodes ; il fallait être à la table de travail au quotidien tous les matins, et trouver de nouvelles idées. Stimulant !
Pourquoi l’univers de Blake et Mortimer ?
Cyril DEMAEGD l’explique très bien : l’univers policier et d’aventure de WITNESS, l’esprit d’équipe crucial au jeu, tout concourait à allier ce jeu à l’univers d’E.P. JACOBS. Et à force de vouloir faire des illustrations « à la E.P. JACOBS », l’idée de la licence s’est peu à peu imposée d’elle-même. Enfin la lecture, et relecture, de la « Marque Jaune » reste une des rares BD qui est pour moi un souvenir marquant d’enfance.
Au moment des tests, as-tu eu plus de bonnes ou de mauvaises surprises ? Lesquelles ?
On ne dira jamais assez combien les tests sont cruciaux pour la mise au point d’un jeu de société. Et cette ténacité dans les tests a toujours été à mon sens le point fort d’YSTARI. Quitte parfois à repousser, voire abandonner même, certains projets : cette rigueur dans le développement est appréciable, et explique à mon sens les réussites des jeux de la gamme que ce soit « CAYLUS », « AMYITIS », « SYLLA » entre autres, ou encore plus proche de nous, « SPYRIUM » et « MYRMES ».
Évidemment le développement de WITNESS était d’une nature fort différente de celui de tous ces jeux de gestion, mais l’exigence a été la même. En particulier au fil des tests il m’a fallu, non sans mal, apprendre à caler le niveau de difficulté des énigmes, et, pour revenir à ta question, sur ce point les surprises ont été nombreuses et variées en la matière !
Les premiers tests au sein de l’équipe ont été immédiatement encourageants comme je le disais précédemment. Ensuite les premiers tests publics ponctuels entre 2012 et 2013 lors des salons, nous ont amené à effectuer énormément d’ajustements, tant d’écriture, que pour régler les niveaux de difficulté, voire même des détails d’ergonomie très précis.
Les retours très positifs lors des récents salons de Cannes, Toulouse, Ludinord, ou encore Paris est Ludique m’ont donné du baume au cœur ! Ça a été réjouissant de voir les joueurs s’approprier WITNESS, entre fous rires et débriefings échevelés ; de voir aussi des mêmes joueurs revenir tester à plusieurs reprises le jeu. Enfin voir des joueurs, parfois dubitatifs a priori, repartir avec un grand sourire ne peut qu’être motivant !
Une des meilleures surprises a été de voir une équipe de joueurs carrément accuser du crime à élucider un personnage… qui n’avait jamais été cité dans l’énigme ! Pur effet de « dérèglement » entre les joueurs dû à la « rumeur », et fou rire à la clef !
Quel est ton ressenti à la veille de la sortie ?
Et bien que tout ce travail va j’espère amener les joueurs à passer de bons moments tout simplement. WITNESS est un jeu YSTARI, ne l’oubliez pas 😉 il vous réserve donc pas mal de surprises qui je l’espère feront de bons souvenirs à chacun.
Quelque chose à ajouter à l’intention des joueurs ?
Ne perdez pas de vue, comme nous l’ont fait remarquer des joueurs rencontrés sur des salons, que plus qu’un jeu coopératif, WITNESS est un pur jeu par équipe de quatre – en ce sens que chacun dépend des trois autres, et qu’au fil des parties une même équipe progresse visiblement dans ses méthodes de transmission d’informations et de résolution.
Souvent la première partie déroute, car l’équipe doit précisément se « caler » entre les joueurs mais aussi par rapport au jeu lui-même. Une partie d’échauffement en quelque sorte est donc nécessaire pour commencer à comprendre ce que l’on attend de chacun. Je ne peux que souhaiter que vos « petites cellules grises » se régaleront avec de bons moments partagés entre amis autour de WITNESS !